Imre Kertész – Prose

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Extrait d’Etre sans destin

(Pages 190-191 et 341-344)

Je ne l’aurais jamais cru, mais le fait est là : à l’évidence, un mode de vie ordonné, une certaine exemplarité, je dirais même une certaine vertu, ne sont nulle part aussi importants qu’en détention, justement. Il suffit de jeter un coup d’œil dans les environs du Block I, là où habitent les vieux détenus. Le triangle jaune sur leur poitrine dit l’essentiel à leur sujet, et la lettre L qui y est inscrite indique incidemment qu’ils viennent de la lointaine Lettonie, précisément de la ville de Riga – ai-je appris. On peut vori parmi eux ces êtres bizarres qui m’avaient un peu étonné au début. Vus d’une certaine distance, c’étaient des vieillards extrêmement âgés, la tête enfoncée dans les épaules, le nez saillant, leurs loques crasseuses pendant sur leurs épaules relevées, et même durant les jours d’été les plus chauds, ils faisaient penser à des corbeaux transis de froid en hiver. Par chacun de leurs pas raides et trébuchants, ils semblaient demander : finalement, un tel effort en vaut-il la peine ? Ces points d’interrogation ambulants – car tant par leur aspect extérieur que par leur taille, je ne saurais les caractériser autrement – sont connus au camp de concentration sous le nom de “musulmans”, comme je l’ai appris. Bandi Citrom m’a mis tout de suite en garde contre eux : “Il suffit de les regarder pour perdre l’envie de vivre”, considérait-il, et il y avait du vrai dans ce qu’il disait, comme je m’en suis rendu compte avec le temps, même s’il fallait pour cela encore beaucoup d’autres choses.

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Dans un premier temps, il a semblé hésiter. Effectivement, a-t-il dit, ce n’était que maintenant que commençaient à “apparaître vraiment les atrocités” et il a ajouté que “le monde est pour l’instant perplexe devant cette question : comment, de quelle façon tout cela a-t-il pu se produire ?” Je ne dis rien et alors, se tournant vers moi, il dit soudain : “Ne voudrais-tu pas, mon garçon, raconter ce que tu as vécu ?” J’étais un peu étonné et j’ai répondu que je n’aurais pas grand-chose d’intéressant à lui dire. Alors il a souri un peu et a dit : “Pas à moi : au monde entier.” Sur quoi, encore plus étonné, je lui demande : “Mais raconter quoi ?” “L’enfer des camps”, répond-il, sur quoi je dis que je ne pourrais absolument rien en dire, puisque je ne connais pas l’enfer et serais même incapable de me l’imaginer. Il a déclaré que ce n’était qu’une comparaison : “Ne faut-il pas, a-t-il demandé, nous imaginer un camp de concentration comme un enfer ?” et j’ai répondu, en traçant du talon quelques ronds dans la poussière, que chacun pouvait se le représenter selon son humeur et sa manière, et qu’en revanche pour ma part je pouvais en tout cas m’imaginer un camp de concentration, puisque j’en avais une certaine connaissance, mais l’enfer, non. Il insistait : “Et si tu essayais quand même ?”, et après quelques nouveaux ronds, j’ai répondu : “Alors je me l’imaginerais comme un endroit où on ne peut pas s’ennuyer” ; cependant, ai-je ajouté, on pouvait s’ennuyer dans un camp de concentration, même à Auschwitz, sous certaines conditions, bien sûr. Il s’est tu un moment, puis il a demandé, mais déjà presque à contrecœur, me semblait-il : “Et comment expliques-tu cela ?”, et après une brève réflexion, j’ai trouvé la réponse : “Le temps.” “Comment ça, le temps ?” “Je veux dire que le temps, ça aide.” “Ça aide… ? A quoi ?” “A tout”, et j’ai essayé de lui expliquer à quel point c’était différent d’arriver par example, dans une gare pas nécessairement luxueuse mais tout à fait acceptable, jolie, proprette, où on découvre tout petit à petit, chaque chose en son temps, étape par étape. Le temps de passer une étape, de l’avoir derrière soi, et déjà arrive la suivante. Ensuite, le temps de tout apprendre, on a déjà tout compris. Et pendant qu’on comprend tout, on ne reste pas inactif : on effectue déjà sa nouvelle tâche, on agit, on bouge, on réalise les nouvelles exigences de chaque nouvelle étape. Si les choses ne se passaient pas dans cet ordre, si toute la connaissance nous tombait immédiatement dessus, sur place, il est possible qu’alors ni notre tête ni notre cœur ne pourraient le supporter – essayais-je d’une certaine manière de lui expliquer, sur quoi il m’a tendu une cigarette d’un paquet déchiré qu’il avait extirpé de sa poche, mais j’ai refusé, puis, après deux grosses bouffées, les coudes appuyés sur les genoux, le tronc penché en avant et sans me regarder, il a dit d’une voix blanche et sourde : “Je comprends.” D’autre part, ai-je poursuivi, le problème, le désavantage, dirais-je, était qu’il fallait meubler le temps. J’avais vu par example, lui dis-je, des détenus qui vivaient depuis quatre, six ou même douze ans déjà – plus précisément : survivaient – en camp de concentration. Et donc ces quatre, six ou douze années, à savoir dans ce dernier cas douze fois trois cent soixante-cinq jours, c’est-à-dire douze fois trois cent soixante-cinq fois vingt-quatre heures, et donc douze fois trois cent soixante-cinq fois vingt-quatre fois… et tout cela, à rebours, minute par minute, heure par heure, jour par jour : c’est-à-dire qu’ils ont dû meubler tout ce temps d’une certaine manière. Mais d’autre part, ai-je ajouté, c’est justement ce qui les aidait parce que si ces douze fois, trois cent soixante-cinq fois, vingt-quatre fois, soixante fois, et encore soixante fois leur étaient tombées dessus d’un seul coup, alors ils n’auraient sûrement pas pu les supporter comme ils avaient pu le faire – ni avec leur corps, ni avec leur cerveau. Et comme il se taisait, j’ai ajouté encore : “C’est à peu près comme ça qu’il faut se l’imaginer.” Et alors lui, exactement comme quelques instants auparavant, mais sans la cigarette qu’il avait jetée, et donc tenant son visage à deux mains, ce pourquoi sa voix était encore plus sourde, plus étouffée, il a dit : “Non, c’est inimaginable”, et pour ma part j’en convenais. Et je me suis dis que c’était apparemment pour cette raison qu’on préférait dire enfer, sans aucun doute.

 


 

Titre original : Sorstalanság
Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba
Copyright © Imre Kertész, 1975
Copyright © Actes Sud, 1998, pour la traduction française
ISBN 2-7427-1542-8

To cite this section
MLA style: Imre Kertész – Prose. NobelPrize.org. Nobel Prize Outreach AB 2024. Fri. 29 Mar 2024. <https://www.nobelprize.org/prizes/literature/2002/kertesz/25361-imre-kertesz-prose-2002-3/>

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