Mario Vargas Llosa – Conférence Nobel

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Le 7 décembre 2010

Éloge de la lecture et de la fiction

J’ai appris à lire à l’âge de cinq ans, dans la classe du frère Justiniano, au collège de La Salle à Cochabamba (Bolivie). C’est ce qui m’est arrivé de plus important dans la vie. Presque soixante-dix ans après je me rappelle nettement comment cette magie, celle de traduire en images les mots des livres, a enrichi mon existence, brisant les barrières de l’espace et du temps en me permettant de parcourir avec le capitaine Nemo dans son sous-marin vingt mille lieues sous les mers, de lutter aux côtés de d’Artagnan, d’Athos, de Porthos et d’Aramis contre les intrigues qui menaçaient la Reine au temps du retors Richelieu, ou de me traîner dans les entrailles de Paris, devenu Jean Valjean, portant sur son dos le corps inerte de Marius.

La lecture transformait le rêve en vie et la vie en songe, en mettant à la portée du petit bonhomme que j’étais l’univers de la littérature. Ma mère me raconta que les premières choses que j’écrivais étaient les suites des histoires que je lisais, parce que j’étais triste qu’elles finissent, ou que je voulais en corriger la fin. Et c’est peut-être cela que j’ai fait toute ma vie sans le savoir : prolonger dans le temps, alors que je grandissais, mûrissais et vieillissais, les histoires qui avaient rempli mon enfance d’exaltation et d’aventures.

J’aimerais que ma mère fût ici, elle qui était toujours émue et pleurait en lisant les poèmes d’Amado Nervo et de Pablo Neruda ; et aussi mon grand-père Pedro, long nez et calvitie luisante, qui célébrait mes vers, et l’oncle Lucho qui m’encouragea tellement à m’investir corps et âme dans l’écriture, bien que la littérature, à cette époque et en ce lieu, eût si mal nourri ses adorateurs. Ma vie durant j’ai eu de ces gens à mes côtés qui m’aimaient et m’encourageaient, et me communiquaient leur foi quand je doutais. Grâce à eux, et sans doute, aussi, à mon obstination et un peu de chance, j’ai pu consacrer une bonne part de mon temps à cette passion, ce vice et cette merveille : écrire, créer une vie parallèle où nous réfugier contre l’adversité, et qui rend naturel l’extraordinaire, extraordinaire le naturel, dissipe le chaos, embellit la laideur, éternise l’instant et fait de la mort un spectacle passager.

Rien n’était moins facile que d’écrire des histoires. En devenant mots, les projets se flétrissaient sur le papier, idées et images fléchissaient. Comment les ranimer ? Par bonheur, les maîtres étaient là pour qu’on apprenne d’eux et qu’on suive leur exemple. Flaubert m’a enseigné que le talent est une discipline tenace et une longue patience. Faulkner, que la forme – écriture et structure – est ce qui grandit ou appauvrit les sujets. Martorell, Cervantès, Dickens, Balzac, Tolstoï, Conrad, Thomas Mann, que le nombre et l’ambition sont aussi importants dans un roman que l’habileté stylistique et la stratégie narrative. Sartre, que les mots sont des actes et qu’un roman, une pièce de théâtre, un essai, engagés dans l’actualité et le meilleur choix, peuvent changer le cours de l’histoire. Camus et Orwell, qu’une littérature dépourvue de morale est inhumaine, et Malraux, que l’héroïsme et la poésie épique avaient leur place dans l’actualité autant qu’à l’époque des Argonautes, l’Iliade et l’Odyssée.

Si je convoquais en ce discours tous les écrivains à qui je dois un peu ou beaucoup, leurs ombres nous plongeraient dans l’obscurité. Ils sont innombrables. Non seulement ils m’ont révélé les secrets du métier d’écrire, mais ils m’ont fait explorer les abîmes de l’humain, admirer ses prouesses et m’horrifier de ses égarements. Ils furent les amis les plus serviables, les animateurs de ma vocation, et j’ai découvert dans leurs livres que, même dans les pires circonstances, il reste de l’espoir et qu’il vaut la peine de vivre, ne serait-ce que parce que sans la vie nous ne pourrions lire ni imaginer des histoires.

Je me suis demandé parfois si dans des pays comme le mien, qui compte si peu de lecteurs et tant de pauvres, d’analphabètes et d’injustices, et où la culture reste le privilège d’un tout petit nombre, écrire n’était pas un luxe solipsiste. Mais ces doutes n’ont jamais étouffé ma vocation, car j’ai toujours continué à écrire, même dans ces périodes où les travaux alimentaires absorbaient presque tout mon temps. Je crois avoir agi sagement car, si pour que la littérature fleurisse dans une société il avait fallu d’abord accéder à la haute culture, à la liberté, à la prospérité et la justice, elle n’aurait jamais existé. Au contraire, grâce à la littérature, aux consciences qu’elle a formées, aux désirs et élans qu’elle a inspirés, au désenchantement de la réalité au retour d’une belle histoire, la civilisation est maintenant moins cruelle que lorsque les conteurs ont entrepris d’humaniser la vie avec leurs fables. Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l’esprit critique, moteur du progrès, n’existerait même pas. Tout comme écrire, lire c’est protester contre les insuffisances de la vie. Celui qui cherche dans la fiction ce qu’il n’a pas exprime, sans nul besoin de le dire ni même de le savoir, que la vie telle qu’elle est ne suffit pas à combler notre soif d’absolu, fondement de la condition humaine, et qu’elle devrait être meilleure. Nous inventons les fictions pour pouvoir vivre de quelque manière les multiples vies que nous voudrions avoir quand nous ne disposons à peine que d’une seule.

Sans les fictions nous serions moins conscients de l’importance de la liberté qui rend vivable la vie, et de l’enfer qu’elle devient quand cette liberté est foulée aux pieds par un tyran, une idéologie ou une religion. Que ceux qui doutent que la littérature, qui nous plonge dans le rêve de la beauté et du bonheur, nous alerte, de surcroît, contre toute forme d’oppression, se demandent pourquoi tous les régimes soucieux de contrôler la conduite des citoyens depuis le berceau jusqu’au tombeau, la redoutent au point d’établir des systèmes de censure pour la réprimer et surveillent avec tant de suspicion les écrivains indépendants. Ces régimes savent bien, en effet, le risque pris à laisser l’imagination discourir dans les livres, et combien séditieuses deviennent les fictions quand le lecteur compare la liberté qui les rend possibles et s’y étale, avec l’obscurantisme et la peur qui le guettent dans le monde réel. Qu’ils le veuillent ou non, qu’ils le sachent ou pas, les fabulateurs, en inventant des histoires, propagent l’insatisfaction, en montrant que le monde est mal fait, que la vie de l’imaginaire est plus riche que la routine quotidienne. Ce constat, s’il s’ancre dans la sensibilité et la conscience, rend les citoyens plus difficiles à manipuler, à accepter les mensonges de ceux qui voudraient leur faire croire qu’entre les barreaux, au milieu d’inquisiteurs et de geôliers, ils vivent mieux et plus en sécurité.

La bonne littérature tend des ponts entre gens différents et, en nous faisant jouir, souffrir ou nous surprendre, elle nous unit par-delà les langues, les croyances, les us et coutumes ou les préjugés qui nous séparent. Quand la grande baleine blanche ensevelit Achab dans la mer, le cœur des lecteurs se serre pareillement à Tokyo, Lima ou Tombouctou. Lorsqu’Emma Bovary avale son arsenic, qu’Anna Karénine se jette sous un train et Julien Sorel monte à l’échafaud, et quand, dans Le Sud, de Borges, le gentil docteur Juan Dahlmann sort de ce café de la pampa pour affronter au couteau un tueur, ou quand nous réalisons que tous les habitants de Comala, ce village de Pedro Páramo, sont morts, le frisson qui nous parcourt est le même chez un lecteur qui adore Bouddha, Confucius, le Christ, Allah ou est agnostique, qu’il porte veston et cravate, djellaba, kimono ou bombachas. La littérature crée une fraternité à l’intérieur de la diversité humaine et éclipse les frontières érigées entre hommes et femmes par l’ignorance, les idéologies, les religions, les langues et la stupidité.

Comme toutes les époques ont connu leurs peurs, la nôtre est celle des fanatiques, celle des terroristes suicidaires, une espèce ancienne convaincue qu’en tuant on gagne le paradis, que le sang des innocents lave les affronts collectifs, corrige les injustices et impose la vérité sur les fausses croyances. D’innombrables victimes sont immolées chaque jour en divers lieux du monde par ceux qui se sentent détenteurs de vérités absolues. L’on croyait qu’avec l’effondrement des empires totalitaires, la coexistence, la paix, le pluralisme, les droits de l’homme s’imposeraient et que le monde laisserait loin derrière lui les holocaustes, les génocides, les invasions et les guerres d’extermination. Rien de cela ne s’est produit. On voit proliférer de nouvelles formes de barbarie, attisées par le fanatisme et, avec la multiplication d’armes de destruction massive, on ne peut exclure que n’importe quel groupuscule de rédempteurs fous provoque un jour un cataclysme nucléaire. Il faut leur couper la route, les affronter et les défaire. Ils ne sont pas nombreux, bien que le fracas de leurs crimes résonne dans toute la planète et que l’on soit saisis d’horreur par ce cauchemar. Nous ne devons pas nous laisser intimider par ceux qui voudraient nous ravir la liberté que nous avons conquise dans le long et héroïque processus de civilisation. Défendons la démocratie libérale qui, malgré toutes ses insuffisances, signifie encore le pluralisme politique, la coexistence, la tolérance, les droits de l’homme, le respect de la critique, la légalité, les élections libres, l’alternance au pouvoir, tout ce qui nous a tirés de la vie sauvage et nous a rapprochés – sans que nous n’arrivions jamais à l’atteindre – de la vie belle et parfaite simulée par la littérature, celle que nous ne pouvons mériter qu’en l’inventant, en l’écrivant et en la lisant. En affrontant les fanatiques assassins nous défendons notre droit à rêver et à faire de nos rêves la réalité.

Dans ma jeunesse, comme maints écrivains de ma génération, j’ai été marxiste et j’ai cru que le socialisme allait être le remède à l’exploitation et aux injustices sociales qui accablaient mon pays, l’Amérique latine et le reste du tiers-monde. Revenu de l’étatisme et du collectivisme, mon passage au démocrate et au libéral que je suis – que je tente d’être – a été long, difficile, et réalisé lentement, à la faveur d’événements tels que l’alignement de la Révolution cubaine, si enthousiasmante au début, sur le modèle autoritaire et vertical de l’Union Soviétique, le témoignage des dissidents qui parvenaient à s’évader des barbelés du Goulag, l’invasion de la Tchécoslovaquie par les pays du Pacte de Varsovie, et grâce à des penseurs tels que Raymond Aron, Jean-François Revel, Isaiah Berlin et Karl Popper, à qui je dois ma revalorisation de la culture démocratique et des sociétés ouvertes. Ces maîtres furent un exemple de lucidité et de hardiesse quand l’intelligentsia de l’Occident semblait, par frivolité ou opportunisme, avoir succombé au charme du socialisme soviétique ou, pire encore, au sabbat sanguinaire de la révolution culturelle chinoise.

Enfant je rêvais d’aller un jour à Paris parce que, ébloui par la littérature française, je croyais que vivre là et respirer l’air qu’avaient respiré Balzac, Stendhal, Baudelaire et Proust, allait m’aider à devenir un véritable écrivain, et qu’en ne sortant pas du Pérou je ne serais qu’un pseudo écrivain du dimanche et jour férié. Et il est bien vrai que je dois à la France et à la culture française des enseignements inoubliables, comme de dire que la littérature est autant une vocation qu’une discipline, un travail et une obstination. J’ai vécu là quand Sartre et Camus étaient vivants et écrivaient, dans les années de Beckett, Bataille, Ionesco et Cioran, de la découverte du théâtre de Brecht et du cinéma d’Ingmar Bergman, du TNP de Jean Vilar et de l’Odéon de Jean-Louis Barrault, de la Nouvelle Vague et du Nouveau Roman, et de ces discours, morceaux de bravoure littéraires, d’André Malraux, ainsi que, peut-être, du spectacle le plus théâtral de l’Europe d’alors, les conférences de presse et les coups de tonnerre olympiens du général de Gaulle. Mais ce dont je suis peut-être le plus reconnaissant à la France, c’est de m’avoir fait découvrir l’Amérique latine. C’est là que j’ai appris que le Pérou faisait partie d’une vaste communauté unie par l’histoire, la géographie, la problématique sociale et politique, par une certaine façon d’être et la langue savoureuse qu’elle parlait et dans laquelle elle écrivait. Et qu’elle produisait, en ces mêmes années, une littérature innovante et exaltante. C’est là que j’ai lu Borges, Octavio Paz, Cortázar, García Márquez, Fuentes, Cabrera Infante, Rulfo, Onetti, Carpentier, Edwards, Donoso et bien d’autres, dont les textes révolutionnaient alors l’écriture narrative en langue espagnole et grâce auxquels l’Europe et une bonne partie du monde découvraient que l’Amérique latine n’était pas seulement le continent des coups d’État, des caudillos d’opérette, des guérilleros barbus et des maracas du mambo ou du cha-cha-cha, mais aussi celui des idées, des formes artistiques et des fantaisies littéraires qui dépassaient le pittoresque pour parler un langage universel.

Depuis cette époque jusqu’à nos jours, non sans trébuchements et faux-pas, l’Amérique latine a progressé, mais, comme le disait César Vallejo dans ce vers : Il y a, frères, énormément à faire. Nous souffrons de moins de dictatures que naguère, sauf à Cuba et au Venezuela, prêt à l’aider, ainsi que dans de pseudo-démocraties populistes et grotesques, comme celles de Bolivie et du Nicaragua. Mais dans le reste du continent, tant bien que mal, la démocratie fonctionne, appuyée par un vaste consensus populaire, et pour la première fois dans notre histoire, nous avons une gauche et une droite qui, comme au Brésil, au Chili, en Uruguay, au Pérou, en Colombie, en République Dominicaine, au Mexique et dans presque toute l’Amérique centrale, respectent la légalité, la liberté de critiquer, les élections et l’alternance au pouvoir. C’est là le bon chemin et, si elle persévère, si elle combat l’insidieuse corruption et poursuit son intégration au monde, l’Amérique latine cessera enfin d’être le continent du futur pour devenir celui du présent.

Je ne me suis jamais senti un étranger en Europe ni, à vrai dire, nulle part ailleurs. Dans les endroits où j’ai vécu, à Paris, Londres, Barcelone et Madrid, Berlin, Washington et New York, au Brésil ou en République Dominicaine, je me suis senti chez moi. J’ai toujours trouvé un gîte où je pouvais vivre en paix et travailler, apprendre des choses, nourrir des illusions, rencontrer des amis, faire de bonnes lectures et trouver des sujets d’écriture. Il ne me semble pas qu’être devenu, sans me le proposer, un citoyen du monde, ait affaibli ce qu’on appelle « les racines », mes liens avec mon propre pays – ce qui n’aurait pas non plus grande importance –, car s’il en avait été ainsi, les expériences péruviennes ne continueraient pas à alimenter mon écriture et n’apparaîtraient pas toujours dans mes histoires, même quand celles-ci semblent se passer très loin du Pérou. Je crois que de vivre tant de temps hors du pays où je suis né a plutôt renforcé ces liens, en leur adjoignant une perspective plus lucide, et la nostalgie, qui sait faire la différence entre le contingent et le substantiel et maintient dans tout leur éclat les souvenirs. L’amour de son pays natal n’est pas une obligation, mais, à l’instar de tout autre amour, c’est un mouvement spontané du cœur, comme celui qui unit les amants, les parents et leurs enfants, et les amis entre eux.

Le Pérou, je le porte dans mes entrailles parce que j’y suis né, que j’y ai grandi et m’y suis formé, et que j’ai vécu là ces expériences d’enfance et de jeunesse qui ont modelé ma personnalité, forgé ma vocation, et parce que c’est là que j’ai aimé, haï, joui, souffert et rêvé. Ce qui s’y passe m’affecte davantage, me touche et m’exaspère plus que ce qui se produit ailleurs. Je ne l’ai pas cherché ni ne me le suis imposé, il en est simplement ainsi. Certains compatriotes m’ont accusé de traîtrise et j’ai été sur le point de perdre ma citoyenneté quand, pendant la dernière dictature, j’ai demandé aux gouvernements démocratiques du monde de pénaliser le régime par des sanctions diplomatiques et économiques, comme je l’ai toujours fait avec toutes les dictatures, de quelque nature qu’elles aient été, celle de Pinochet et de Fidel Castro, celle des talibans en Afghanistan, celle des imams d’Iran, celle de l’apartheid de l’Afrique du Sud, celle des satrapes en uniforme de la Birmanie (aujourd’hui Myanmar). Et je le referais demain si – ne le veuille le destin et ne le permettent les Péruviens – le Pérou était victime une fois de plus d’un coup d’État qui réduirait à néant notre fragile démocratie. Ce n’était certes pas sous l’effet précipité et passionnel du ressentiment, comme l’ont écrit quelques gratte-papier habitués à juger les autres à partir de leur propre petitesse. Ce fut un acte conforme à ma conviction qu’une dictature représente le mal absolu pour un pays, une source de brutalité et de corruption, et de profondes blessures qui tardent longtemps à se refermer, qui empoisonnent son avenir et créent des habitudes et des pratiques malsaines qui se prolongent au long des générations en retardant la reconstruction démocratique. C’est pourquoi les dictatures doivent être combattues sans ménagement, par tous les moyens à notre portée, y compris par des sanctions économiques. Il est déplorable que les gouvernements démocratiques, au lieu de donner l’exemple en se solidarisant avec ceux qui, comme les Dames en Blanc de Cuba, les résistants du Venezuela, ou Aung San Suu Kyi et Liu Xiaobo, affrontent courageusement les dictatures dont ils pâtissent, se montrent souvent bienveillants, non envers eux mais envers leurs bourreaux. Ces personnes courageuses, en combattant pour leur liberté, luttent aussi pour la nôtre.

Un de mes compatriotes, José María Arguedas, a qualifié le Pérou de pays de « tous les sangs ». Je ne crois pas qu’il y ait de meilleure formule pour le définir. C’est ce que nous sommes et avons dans nos veines, tous les Péruviens, que nous le voulions ou pas : une somme de traditions, de races, de croyances et de cultures provenant des quatre points cardinaux. Je suis fier de me sentir héritier des cultures précolombiennes qui fabriquèrent les tissus et les manteaux de plumes de Nazca et de Paracas, et les céramiques mochicas ou incas qui sont exhibées dans les meilleurs musées du monde, des bâtisseurs du Machu Picchu, du Grand Chimú, Chan Chan, Kuelap, Sipán, des huacas de la Sorcière, du Soleil et de la Lune ; fier aussi des Espagnols qui, dans leur bagage, avec leurs épées et leurs chevaux, apportèrent au Pérou la Grèce et Rome, la tradition judéo-chrétienne, la Renaissance, Cervantès, Quevedo et Góngora, ainsi que la rude langue de Castille adoucie par les Andes. Et qu’avec l’Espagne l’Afrique, avec sa robustesse, sa musique et son imagination effervescente, soit venue aussi enrichir l’hétérogénéité péruvienne. Si nous grattons un peu nous découvrons que le Pérou, comme l’Aleph de Borges, est en petit format le monde entier. Quel privilège extraordinaire que celui d’un pays qui n’a pas une identité parce qu’il les a toutes !

La conquête de l’Amérique fut cruelle et violente, comme toutes les conquêtes, certes, et nous devons la critiquer, mais sans oublier, ce faisant, que ceux qui commirent ces saccages et ces crimes furent, en grand nombre, nos arrière-grands-parents et nos trisaïeuls, les Espagnols qui allèrent aux Amériques et s’y métissèrent, non ceux qui restèrent sur leurs terres. Cette critique, pour être juste, doit être une autocritique. Parce qu’en devenant indépendants de l’Espagne, voici deux cents ans, ceux qui assumèrent le pouvoir dans les anciennes colonies, au lieu de racheter l’Indien et de lui rendre justice pour les dommages anciens, ont continué à l’exploiter avec autant de cupidité et de férocité que les conquistadores, voire, dans quelques pays, en le décimant et l’exterminant. Disons-le clairement : depuis deux siècles, l’émancipation des indigènes est de notre responsabilité exclusive et nous l’avons manquée. Elle demeure toujours en suspens dans toute l’Amérique latine. Il n’y a pas une seule exception à cet opprobre et à cette honte.

J’aime l’Espagne autant que le Pérou et ma dette envers elle est aussi grande que l’est ma gratitude. Sans l’Espagne je ne me trouverais pas aujourd’hui à cette tribune, ni ne serais un écrivain connu ; comme tant d’autres collègues infortunés, je serais sans doute dans les limbes des scribouillards malchanceux, sans éditeurs, sans récompenses, sans lecteurs, dont le talent peut-être – triste consolation – serait découvert par la postérité. C’est en Espagne que furent publiés tous mes livres et que j’ai obtenu une reconnaissance excessive ; et que des amis comme Carlos Barral et Carmen Balcells, ainsi que tant d’autres, se sont évertués à trouver des lecteurs à mes histoires. Et l’Espagne m’a accordé une seconde nationalité quand j’allais perdre la mienne. Je n’ai jamais senti la moindre incompatibilité entre être péruvien et avoir un passeport espagnol parce que j’ai toujours pensé que l’Espagne et le Pérou sont l’avers et le revers d’une même chose, et pas seulement dans ma petite personne, mais également dans des réalités essentielles comme l’histoire, la langue et la culture.

De toutes les années que j’ai vécues sur le sol espagnol, je me rappelle dans leur fulgurance les cinq ans passés dans ma chère Barcelone au début des années soixante-dix. La dictature de Franco était toujours debout et fusillait encore, mais c’était déjà un fossile effiloché, et, surtout dans le domaine de la culture, incapable de conserver les contrôles de naguère. Des failles s’ouvraient que la censure ne parvenait pas à colmater et c’est par ces entrebâillements que la société espagnole absorbait de nouvelles idées, des livres, des courants de pensée, des valeurs et des formes artistiques jusque là interdits pour cause de subversion. Aucune ville ne profita autant et mieux que Barcelone de ce début d’ouverture ni ne vécut un bouillonnement semblable dans le domaine des idées et de la création. Elle devint la capitale culturelle de l’Espagne, le lieu où il fallait être pour respirer cet avant-goût de la liberté qui allait venir. Et, d’une certaine façon, elle fut aussi la capitale culturelle de l’Amérique latine par la quantité de peintres, d’écrivains, d’éditeurs et d’artistes en provenance des pays latino-américains qui s’y installèrent, ou allaient et venaient à Barcelone, parce que c’est là qu’il fallait se trouver si l’on voulait être un poète, un romancier, un peintre ou un compositeur de notre temps. Ce furent pour moi des années inoubliables de compagnonnage, d’amitié, de complicité et de fécond travail intellectuel. Tout comme Paris auparavant, Barcelone fut une Tour de Babel, une ville cosmopolite et universelle, où il était stimulant de vivre et de travailler, et où, pour la première fois depuis l’époque de la guerre civile, des écrivains espagnols et latino-américains se mêlèrent et fraternisèrent, en se reconnaissant maîtres d’une même tradition et alliés dans une entreprise commune ; et la certitude que la fin de la dictature était imminente et que dans l’Espagne démocratique la culture serait le protagoniste principal.

Bien qu’il n’en allât pas exactement ainsi, la transition espagnole de la dictature à la démocratie a été une des meilleures histoires des temps modernes, car elle a montré comment, lorsque la sagesse et la raison prévalent et les adversaires politiques rangent au vestiaire le sectarisme en faveur du bien commun, des faits prodigieux peuvent se produire comme ceux des romans du réalisme magique. La transition espagnole de l’autoritarisme à la liberté, du sous-développement à la prospérité, d’une société de contrastes économiques et d’inégalités tiers-mondistes à un pays de classes moyennes, son intégration à l’Europe et son adoption en quelques années d’une culture démocratique, a fait l’admiration du monde entier et enclenché la modernisation de l’Espagne. Cela a été pour moi une expérience émouvante et enrichissante que de la vivre de très près et, par moments, de l’intérieur. Puissent les nationalismes, fléau incurable du monde moderne et aussi de l’Espagne, ne pas gâcher cette histoire heureuse.

Je déteste toute forme de nationalisme, d’idéologie – ou plutôt de religion – provinciale, aux idées courtes et exclusives, qui rogne l’horizon intellectuel et dissimule en son sein des préjugés ethniques et racistes, car elle transforme en valeur suprême, en privilège moral et ontologique, la circonstance fortuite du lieu de naissance. En même temps que la religion, le nationalisme a été la cause des pires boucheries de l’histoire, comme celle des deux guerres mondiales et de la saignée actuelle au Moyen-Orient. Rien n’a contribué autant que le nationalisme à la balkanisation de l’Amérique latine, ensanglantée par des combats et des litiges insensés, et gaspillant des ressources astronomiques en achat d’armes au lieu de construire écoles, bibliothèques et hôpitaux.

Il ne faut pas confondre le nationalisme avec ses œillères et son refus de « l’autre », toujours source de violence, avec le patriotisme, sentiment sain et généreux, d’amour de la terre où l’on a vu le jour, où ont vécu ses ancêtres et se sont forgés les premiers rêves, paysage familier de géographies, d’êtres chers et d’événements qui deviennent des moments-clés de la mémoire et des boucliers contre la solitude. La patrie ce ne sont ni les drapeaux ni les hymnes, ni les discours apodictiques sur des héros emblématiques, mais une poignée de lieux et de personnes qui peuplent nos souvenirs et les teintent de mélancolie, la sensation chaude que, où que nous soyons, il existe un foyer auquel nous pourrons retourner.

Le Pérou est pour moi cet Arequipa où je suis né mais n’ai jamais vécu, une ville que ma mère, mes grands-parents, mes oncles et tantes m’ont appris à connaître à travers leurs souvenirs et leurs regrets, parce que toute ma tribu familiale, comme font généralement les Aréquipègnes, a toujours transporté avec elle la ville Blanche dans son existence nomade. Le Pérou c’est cette Piura du désert, ce caroubier et ce petit âne patient, que les Piurans de ma jeunesse appelaient « le pied de l’autre » – triste et bel appellatif –, ville où j’ai découvert que ce c’étaient pas les cigognes qui apportaient au monde les bébés, mais les couples en faisant des horreurs qui étaient un péché mortel. Le Pérou c’est ce collège San Miguel et le théâtre Variedades où pour la première fois j’ai vu sur scène une œuvrette écrite par moi. C’est ce coin de Diego Ferré et Colón, dans le Miraflores liménien, que nous appelions le Quartier Joyeux, où j’ai troqué mes culottes courtes contre un pantalon, où j’ai fumé ma première cigarette, où j’ai appris à danser, à tomber amoureux et à faire des déclarations aux filles. C’est la poussiéreuse et brinquebalante salle de rédaction du journal La Crónica où, à l’âge de seize ans, j’ai fait mes premiers pas dans le journalisme, un métier qui, avec la littérature, a occupé presque toute ma vie et m’a permis, comme les livres, de vivre davantage, de connaître mieux le monde et de fréquenter des gens de toute part et de toute nature, des gens excellents, bons, méchants et exécrables. C’est le collège militaire Leoncio Prado où j’ai appris que le Pérou n’était pas ce petit réduit de classe moyenne où j’avais vécu jusqu’alors confiné et protégé, mais un grand et vieux pays, violent et inégalitaire, secoué par toutes sortes de tempêtes sociales. Ce sont les cellules clandestines de Cahuide où, avec une poignée de condisciples de l’université San Marcos, nous préparions la révolution mondiale. Et le Pérou, enfin, ce sont mes amis du Mouvement Liberté avec qui, trois années durant, au milieu des bombes, des coupures d’électricité et des attentats terroristes, nous avons œuvré en défense de la démocratie et pour la culture de la liberté.

Le Pérou c’est Patricia, ma cousine, nez retroussé et caractère indomptable, avec qui j’ai eu la chance de me marier voici quarante-cinq ans et qui supporte encore mes manies, mes névroses et ces crises de rage qui m’aident à écrire. Sans elle ma vie aurait été emportée depuis longtemps dans un tourbillon chaotique, sans connaître la naissance d’Álvaro, de Gonzalo et de Morgana, ni des six petits-enfants qui nous prolongent et réjouissent notre existence. C’est elle qui fait tout et fait tout bien. Elle résout les problèmes, gère les finances, met en ordre le chaos, maintient à distance les journalistes et les intrus, défend mon temps, décide des rendez-vous et des déplacements, fait et défait les valises, et elle est si généreuse que, même lorsqu’elle croit me gronder, elle me fait le meilleur des éloges : « Mario, tu ne sers qu’à une chose, à écrire ».

Revenons à la littérature. Le paradis de l’enfance n’est pas pour moi un mythe littéraire, mais une réalité que j’ai vécue et dont j’ai joui dans la grande maison familiale aux trois patios, à Cochabamba, où, avec mes cousines et mes camarades de classe, l’on pouvait mimer les histoires de Tarzan et de Salgari, et à la préfecture de Piura, sous les poutres de laquelle nichaient les chauves-souris, ombres silencieuses qui peuplaient de mystère les nuits étoilées de cette terre chaude. Ces années-là, écrire était un jeu auquel ma famille applaudissait, une grâce pour laquelle on m’acclamait, moi, le petit-fils, le neveu, le fils sans père, parce que mon père était mort et se trouvait au ciel. C’était un monsieur de haute taille et joli garçon, en uniforme de marin, dont la photo trônait sur ma table de chevet et qu’après avoir fait mes prières j’embrassais avant de m’endormir. Un matin à Piura, dont je crois ne m’être jamais remis, ma mère me révéla que ce monsieur, en vérité, était vivant. Et que ce même jour nous irions vivre avec lui à Lima. J’avais onze ans et, dès lors, tout changea. Je perdis mon innocence et découvris la solitude, l’autorité, la vie adulte et la peur. Mon salut fut de lire, lire les bons livres, me réfugier dans ces mondes où vivre était exaltant, intense, une aventure après l’autre, où je pouvais me sentir libre et être à nouveau heureux. Et d’écrire, en cachette, comme quelqu’un qui se livre à un vice inavouable, à une passion interdite. La littérature cessa d’être un jeu, pour devenir une façon de résister à l’adversité, de protester, de me révolter, d’échapper à l’intolérable : ma raison de vivre. Dès lors et jusqu’à présent, dans toutes les circonstances où je me suis senti abattu ou meurtri et au bord du désespoir, me livrer corps et âme à mon travail de fabulateur a été la lumière qui signale la sortie du tunnel, la planche de salut qui porte le naufragé jusqu’au rivage.

Bien que cela représente beaucoup de travail et me fasse suer à grosses gouttes, et qu’à l’instar de tout écrivain je ressente parfois la menace de la paralysie ou de la sècheresse de l’imagination, rien ne m’a fait autant jouir dans la vie que de passer des mois et des années à bâtir une histoire, depuis sa naissance incertaine, cette image que la mémoire a emmagasinée à partir de quelque expérience vécue et devenue inquiétude, enthousiasme, fantaisie, jusqu’à sa germination en projet et en décision de tenter de transformer ce brouillard peuplé de fantômes en une histoire. « Écrire est une manière de vivre », a dit Flaubert. Oui, assurément, une manière de vivre dans l’illusion et la joie, avec un feu crépitant dans la tête, en luttant contre les mots indociles jusqu’à les maîtriser, en explorant le vaste monde comme un chasseur derrière des proies convoitées pour alimenter la fiction en herbe et apaiser cet appétit vorace de toute histoire qui, en grossissant, voudrait avaler toutes les histoires. Arriver à sentir le vertige auquel nous pousse un roman en gestation, quand il prend forme et semble commencer à vivre pour son propre compte, avec des personnages qui bougent, agissent, pensent, sentent et exigent respect et considération, auxquels on ne peut plus imposer arbitrairement une conduite et qu’on ne peut priver de leur libre-arbitre sans les tuer, sans que l’histoire perde son pouvoir de persuasion, telle est l’expérience qui me fascine tout autant que la première fois, aussi pleine et vertigineuse que lorsqu’on fait l’amour avec la femme aimée des jours, des semaines et des mois, sans s’arrêter.

En parlant de la fiction, je vous ai beaucoup parlé du roman et peu du théâtre, une autre de ses formes éminentes. C’est, bien sûr, une grande injustice. Le théâtre fut mon premier amour, depuis que, dans mon adolescence, je vis représenter au théâtre Segura, de Lima, La mort d’un commis voyageur, d’Arthur Miller, spectacle qui me bouleversa d’émotion et me poussa à écrire un drame sur les Incas. Si la Lima des années cinquante avait connu un mouvement théâtral j’aurais été dramaturge plutôt que romancier. Comme il n’y en avait pas, cela m’a orienté de plus en plus vers l’art narratif. Mais mon amour pour le théâtre n’a jamais cessé, il a sommeillé pelotonné à l’ombre des romans, comme une tentation et une nostalgie, surtout quand je voyais quelque pièce qui me subjuguait. À la fin des années soixante-dix, le souvenir tenace d’une grand-tante centenaire, la Mamaé, qui, au dernier temps de sa vie, rompit avec la réalité environnante pour se réfugier dans les souvenirs et la fiction, me suggéra une histoire. Et je sentis, comme un signe du destin, que c’était là une histoire pour le théâtre, et que c’est seulement sur les planches qu’elle connaîtrait l’animation et la splendeur des fictions réussies. Je l’ai écrite avec le tremblement excité du débutant et j’ai eu un tel plaisir en la voyant mise en scène, avec Norma Aleandro dans le rôle de l’héroïne, que, depuis, entre deux romans, deux essais, j’ai récidivé plusieurs fois. Mais ce que je n’aurais jamais imaginé, c’est qu’à l’âge de soixante-dix ans j’allais monter, à vrai dire, me traîner sur les planches pour jouer. Cette aventure téméraire m’a faire vivre pour la première fois en chair et en os le miracle que cela représente, pour quelqu’un qui a passé sa vie à écrire des fictions, que d’incarner pour quelques heures un personnage issu de son imagination, de vivre la fiction face au public. Je ne pourrais jamais assez remercier mes chers amis, le metteur en scène Joan Ollé et l’actrice Aitana Sánchez Gijón, pour m’avoir poussé à partager avec eux cette fantastique expérience (malgré tout mon trac).

La littérature est une représentation fallacieuse de la vie qui, néanmoins, nous aide à mieux la comprendre, à nous orienter dans le labyrinthe dans lequel nous sommes nés, que nous traversons et où nous mourons. Elle nous dédommage des revers et des frustrations que nous inflige la vie véritable et grâce à elle nous déchiffrons, du moins partiellement, ce hiéroglyphe qu’est souvent l’existence pour la grande majorité des êtres humains, principalement pour nous, qui abritons plus de doutes que de certitudes, et avouons notre perplexité devant des sujets tels que la transcendance, le destin individuel et collectif, l’âme, le sens ou le non-sens de l’histoire, l’en-deçà et l’au-delà de la connaissance rationnelle.

J’ai toujours été fasciné en imaginant cette circonstance incertaine où nos ancêtres, à peine différents encore de l’animal, sitôt né le langage qui leur permettait de communiquer entre eux, ont commencé, dans les cavernes, autour d’un feu de bois, les nuits pleines de menaces – éclairs, tonnerres, grognements de fauves –, à inventer des histoires et à se les raconter. Ce fut là le moment crucial de notre destin, car c’est dans ces cercles d’êtres primitifs suspendus à la voix et à l’imagination du conteur qu’a débuté la civilisation, ce long cheminement qui, peu à peu, allait nous humaniser et nous permettre d’inventer l’individu souverain, en le détachant de la tribu et, avec lui, la science, les arts, le droit et la liberté, à scruter les entrailles de la nature, du corps humain, de l’espace et à voyager dans les étoiles. Ces contes, fables, mythes, légendes, qui résonnèrent pour la première fois comme une musique nouvelle devant des auditoires intimidés par les mystères et les dangers d’un monde où tout était inconnu et dangereux, durent représenter un bain rafraîchissant, un havre pour ces esprits toujours sur le qui-vive, pour qui exister voulait dire à peine manger, s’abriter des éléments, tuer et forniquer. Dès qu’ils commencèrent à rêver en collectivité, à partager leurs chimères, incités par les conteurs, ils cessèrent d’être ligotés à la noria de la survie, à ce tourbillon d’activités abrutissantes, et leur vie devint songe, jouissance, fantaisie, et un dessein révolutionnaire – celui de rompre ce confinement, changer et améliorer –, un combat pour apaiser ces aspirations et ces ambitions suscitées chez eux par les vies figurées, et la curiosité d’élucider les inconnues qui constellaient leur environnement.

Ce processus jamais interrompu s’est enrichi ensuite avec la naissance de l’écriture, et les histoires non seulement s’écoutaient, mais pouvaient aussi se lire, accédant à la permanence que leur confère la littérature. Aussi faut-il le répéter sans cesse jusqu’à en convaincre les nouvelles générations : la fiction est plus qu’un divertissement, plus qu’un exercice intellectuel qui aiguise la sensibilité et éveille l’esprit critique. C’est une nécessité indispensable pour que la civilisation continue d’exister, en se renouvelant et en conservant en nous le meilleur de l’humain. Pour que nous ne revenions pas à la barbarie de la non-communication et que la vie ne se réduise pas au pragmatisme des spécialistes qui voient les choses en profondeur mais ignorent ce qui les entoure, précède et prolonge. Pour qu’après avoir inventé les machines qui nous servent nous ne devenions pas leurs esclaves et serviteurs. Et parce qu’un monde sans littérature serait un monde sans désirs, sans idéal, sans insolence, un monde d’automates privés de ce qui fait que l’être humain le soit vraiment : la capacité de sortir de soi-même pour devenir un autre et des autres, modelés dans l’argile de nos rêves.

De la caverne au gratte-ciel, de la massue aux armes de destruction massive, de la vie tautologique de la tribu à l’ère de la globalisation, les fictions de la littérature ont multiplié les expériences humaines, en empêchant que, hommes et femmes, nous ne succombions à la léthargie, au repli sur soi, à la résignation. Rien n’a semé autant l’inquiétude, secoué autant l’imagination et les désirs que cette vie de mensonges que nous ajoutons à celle que nous avons grâce à la littérature afin de connaître la grande aventure et la grande passion que la vie véritable ne nous donnera jamais. Les mensonges de la littérature deviennent des vérités à travers nous, ses lecteurs, transformés, contaminés d’aspirations et cela par la faute de la fiction, remettant toujours en question la médiocre réalité. Par ce sortilège, qui nous berce de l’illusion d’avoir ce que nous n’avons pas, d’être ce que nous ne sommes pas et d’accéder à cette existence impossible où, comme des dieux païens, nous nous sentons terrestres et éternels à la fois, la littérature introduit dans nos esprits la non-conformité et la rébellion, qui sont derrière toutes les prouesses ayant contribué à diminuer la violence dans les rapports humains. À diminuer la violence, non à en finir avec elle. Parce que la nôtre sera toujours, heureusement, une histoire inachevée. C’est pourquoi nous devons continuer à rêver, à lire et à écrire, ce qui est la façon la plus efficace que nous ayons trouvée de soulager notre condition périssable, de triompher de l’usure du temps et de rendre possible l’impossible.

Stockholm, 7 décembre 2010

Traduction par Albert Bensoussan

Copyright © The Nobel Foundation 2010

To cite this section
MLA style: Mario Vargas Llosa – Conférence Nobel. NobelPrize.org. Nobel Prize Outreach AB 2024. Tue. 19 Mar 2024. <https://www.nobelprize.org/prizes/literature/2010/vargas_llosa/25179-mario-vargas-llosa-conference-nobel/>

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