Gao Xingjian
Interview
Interview (in French) with the 2000 Nobel Laureate in Literature, Gao Xingjian, by Horace Engdahl, Permanent Secretary of the Swedish Academy, 13 December 2000.
Gao Xingjian talks about his passion for the theatre and how it is reflected in his writings; how he uses time in his books (7:23); how he combines various cultures (14:05); and the loneliness of the author (19:09).
Interview transcript (in French)
Bonjour, je m’appelle Horace Engdahl et j’exercise la fonction de secrétaire perpétuel à l’Académie Suédoise, et je souhaite le bienvenu au Lauréat du Prix Nobel de Littérature de l’année 2000, Monsieur Gao Xingjian.
: Bonjour.
Gao Xingjian … Quand on a commencé de vous lire à l’Occident beaucoup de critiques ont dit qu’à plusieurs égards vous êtes un avant-gardiste dans la lignée de Beckett et Brecht, d’Artaud et de Kantor. Mais on s’est aussi aperçu que vous renouez également avec des formes d’expression plus anciennes du théâtre populaire de la Chine; et l’art scénique traditionnel en Chine, comme vous l’avez expliqué, n’est pas uniquement l’art de la langue, mais c’est aussi des masques de danse, de jeux d’ombre, et des farces de foire, et que cet art offre peut-être une plus grande liberté de mouvement dans le temps et dans l’espace que le théâtre occidental. Et des possibilités de distanciation qui n’existent pas dans nos formes de théâtre. J’ai lu dans un journal français que, à la question si La Montagne de l’Âme, c’est-à-dire votre grand roman, est un roman oriental, vous l’affirmez en faisant référence à l’influence du théâtre oriental, où l’acteur ne s’identifie pas; il interprète et se métamorphose, tout comme le protagoniste narrateur d’autrement.
J’ai deux questions à cet égard: c’est, d’abord, quelle importance a, pour vous, les formes traditionnelles du théâtre chinois? Et comment est-ce que vous l’avez découvert ces formes archaïques, où les avez-vous trouvées?
: Depuis mon enfance j’ai été passionné par le théâtre d’abord parce que ma mère était comédienne de théâtre, mais de théâtre parlé − ça veut dire de théâtre moderne, introduit de l’Occident. Mais ça existe aussi toujours, surtout quand j’étais jeune et j’étais petit; c’était la guerre sino-japonaise. Avant le pouvoir communiste en Chine, à ce temps là, j’ai une forte mémoire de ce genre de théâtre parce que c’était lié étroitement au rituel, dans un certain sens, religieux. Aussi on peut dire que ça c’est de la superstition, mais ça c’est vraiment une cérémonie. J’ai une très forte mémoire, souvenir, très, très vive de ce genre de théâtre vivant, qui se déroule dans la rue; on est masqué, avec la musique très, très bruyante et souvent cela crée l’ambiance de grande fête. Dans ce cas là, le texte, c’est pas simplement verbal.
Non, c’est un texte de signes.
: Voilà, ça ne se limite pas non plus seulement sur la scène; ça peut être même une manifestation sur une place, devant un temple où il y a plein de monde, ça dure jusqu’à minuit, et ça commence très tôt et ça peut se dérouler plusieurs jours, pendant la fête du Nouvel An Chinois du calendrier lunaire. C’est pourquoi les jeux, l’espace, la musicalité, la musique et la participation des gens … Il n’y a pas de si grande distance entre spectateurs et acteurs. C’est plutôt comme tout le monde participe à une fête.
Mais cela semble au premier regard des expressions très loin de la littérature. Comment est-ce qu’on peut transformer un tel héritage en écriture?
Gao Xingjian: D’abord je ne parle plus théâtre, parce que le théâtre moderne en chinois est trop marqué par ce réalisme du vingtième siècle, non plutôt par le réalisme du dix-neuvième siècle et aussi parce que le théâtre moderne a été aussi influencé, comme les premiers metteurs en scène ont été formés en l’Union soviétique. Voilà, et les premiers théâtres à valeur stable, c’est-à-dire d’État, on les a fondés après la Chine République Populaire. Avant, où il y a aussi des activités très, très vives et beaucoup plus libres, mais après c’est bien mis à côté par cette école de Stanislavsky, mais il est stalinisé et ce n’est pas non plus le vrai Stanislavsky. Je m’ennuie de ce genre de théâtre, mais j’aime bien cette expression dans le théâtre, l’importance du texte, pas comme le théâtre traditionnel chinois où le texte peu importe et c’est plutôt les jeux, les comédiens, c’est le théâtre d’acteur que je l’appelle. Mais les théâtres occidentaux modernes à l’époque c’étaient plutôt ces grands auteurs, le théâtre d’auteur. Moi, je suis écrivain, mais il faut bien sûr un théâtre d’auteur aussi. Mais comment écrire ce texte là, s’il s’arrête seulement au verbal; je m’ennuie vraiment par ce genre de théâtre introduit de l’Union soviétique. Dans ce sens-là, cette inspiration et cette tradition théâtrale de Chine, ça m’aide beaucoup à introduire un autre langage qui parle au public; et aussi je cherche à créer cet espace intérieur dans les jeux de comédien, mais basé bien sûr sur le texte. Le texte est très, très important aussi.
Et quand on va un peu plus loin, c’est-à-dire au roman, où il n’y a pas d’acteurs, il n’y a pas de scène, il n’y a pas d’extériorité, il me semble qu’il y a quand même des éléments de cette lignée, de cette tradition que vous avez beaucoup commentée, le jeu des pronoms personnels par exemple dans votre écriture, la manière d’utiliser un je, un toi, un il, qui sont des facettes d’un même personnage à plusieurs temps et de plusieurs points de vue. Moi aussi, je dirais c’est parce que vous avez fait mention d’une qualité de ces formes traditionnelles, c’est qu’ils ont duré pendant des heures et des heures, pendant des jours, c’est-à-dire ce ralentissement du temps qu’il y a là-dedans, que tout s’arrête dans la société et il y a une participation où on est transformé par la durée du temps. Quand vous écrivez par exemple un grand livre comme La Montagne de l’Âme, j’ai le sentiment comme lecteur qu’il faut s’apprivoiser à cet usage du temps, que vous y faites, parce que ce n’est pas un temps linéaire. Non, il y a des interruptions tout le temps, on se déménage à un autre lieu, peut-être une autre histoire, un autre temps, et c’est là dans un sens un ralentissement, qui est très important pour l’expérience de vos textes. Que pensez-vous de cette relation au temps dans l’écriture?
Gao Xingjian: D’abord, cette écriture est sous une forme de monologue, un long monologue. Mais ça se crée aussi un dialogue, un faux dialogue, que je l’appelle, parce que ça c’est ce je avec ce tu, ou bien tantôt quelquefois un il , tous ces trois pronoms désignent un même personnage. Mais en trois pronoms différents ça a déjà été créé à l’intérieur, psychiquement, pour ce personnage-là, et il y a eu déjà un espace intérieur assez étendu. Dans ce cas là, ce faux dialogue, ça se réalise. Ça, c’est … On peut dire que cette expression théâtrale a été introduite dans la narration romanesque par ce jeu de pronoms. Voilà, c’est pour le langage. Bon … je souligne beaucoup cette distance, cette distanciation à l’intérieur d’un même personnage à l’aide de ces différents pronoms. Pour le problème de l’espace et de temps, moi je trouve que sincèrement qu’aujourd’hui on est très, très à la hâte parce que c’est la mode et façon de vivre moderne, tout est accéléré. Alors, cela fait vraiment perdre le goût de la sensation. Si on veut bien sentir quelque chose, le temps comme stagnant, on n’a plus de l’idée de temps. On est totalement imprégné là-dedans, dans le temps. C’est pourquoi j’évite de raconter une histoire, mais je fais bien pénétrer dans un instant, voilà, ça c’est plutôt un champ de temps. On est baigné là-dedans, et quand on joue bien avec les pronoms on ne sent plus ce manque de temps, comme vous dites ce temps linéaire. Dans ce temps linéaire, en fait, c’est linéaire de son caractère, c’est ça, mais on sent bien qu’il y a un champ, il y a un espace à l’intérieur. Voilà, ça peut se jouer … tantôt le chapitre tu, tantôt dans un chapitre on passe au je.
C’est plutôt une structure concentrique en quelque sorte. On sent aussi que dans ce champ il y a une place pour le passé, pour le loin passé, pour l’enfance et même pour peut-être la vie des ancêtres. Et ils sont juste à côté, du moment, d’aujourd’hui, de maintenant. Et vous pouvez traverser ces parois qui existent, qui sont très fins entre les divers temps, ce sont des couches dans ce même expérience de temps. Vous-avez analysé cela très bien, je crois, dans La Montagne de l’Âme en écrivant de vos morts.
Gao Xingjian: Oui, ce sont les morts et les vivants dans l’écriture, dans la narration, parce que c’est dans la narration. Morts et vivants, c’est pareil, voilà il n’y a pas une autre réalité que la narration. Dans la narration la réalité ou bien le passé, le présent et le passé ou bien le futur ou bien le subjonctif, l’imagination, supposition, dans l’écriture, dans la narration, tout est égal. Ça c’est créé par la narration.
Oui, mais c’est un miracle de quelque sorte, n’est-ce pas? Si vous permettez, que je vous pose une question un peu plus politique dans un certain sens, c’est qu’en lisant les entretiens que divers journalistes ont fait avec vous après le prix, vous avez clairement souligné que vous n’avez pas l’intention de vous ériger comme porte-parole de votre culture chinoise, de votre origine, et qu’il faut qu’un écrivain prenne la liberté de combiner librement diverses cultures. Quelle est votre position à cet égard aujourd’hui? Est-ce que vous êtes entré dans une culture, qui est tout à fait votre combinaison personnelle, qu’est-ce qu’il y a là-dedans d’oriental, d’occidental, de chinois, de français ? Et est-ce qu’il est du tout important que l’écrivain prend une position envers ces grandeurs un peu mythologiques, que nous appelons les nations, les cultures? Que croyez-vous?
Gao Xingjian: Oui, la nation est un mythe tout à fait moderne. Et aussi cette distinction de cultures, je ne pense pas à la culture. En fait, au fond il y a une seule culture humaine, toutes les civilisations sont fondamentalement communicables. Bien sûr, il y a des caractères formés par l’histoire ; même géographiquement, il y a des caractères particuliers. Mais si on touche profondément l’essentiel de cette existence humaine c’est tout à fait pareil, et surtout dans notre époque, la communication est si facile. Si on souligne … Moi je trouve ça suspect de souligner un caractère national, je trouve que ça, c’est même ridicule. Tous ceux qui ont reçu une éducation maintenant, comment peut-on distinguer quelle est l’éducation que vous avez reçue? C’est de l’éducation chinoise ou bien c’est de l’éducation française? Dans la science il n’ y a pas de frontières, et dans la littérature non plus avec la traduction. Quand j’étais tout petit, je lisais Dostoïevsky ou bien Dante ou Goethe, et je ne sens pas qu’ils sont des étrangers. Quand je lisais je comprenais très, très bien et je sentais très très bien. On ne peut pas imaginer dans sa tête que ça c’est étranger. Si on a vraiment touché l’âme ou bien cette existence, les êtres vivants, on voit des films. Seulement, pour certains intérêts commerciaux on souligne un côté exotique. Mais pour moi, ça m’intéresse pas du tout, c’est plutôt un procédé du tourisme, sans parler d’un intérêt politique particulièrement.
Oui. Non, je crois moi-même, que ce qui est essentiel à la littérature c’est cette force de transcendance. Le texte est écrit en un lieu quelque part et dans une langue peut surpasser, et se trouver tout d’un coup dans un autre lieu, et trouver un lecteur auquel l’écrivain n’aurait pu pensé, n’aurait pu s’imaginer même qu’il existe.
Gao Xingjian: C’est ça, quand j’écris je ne pense pas « qui lit ce texte là ? », si ç’est chinois ou bien français, mais il y a quand même un lecteur, c’est moi-même. Au moins il y a un lecteur. Mais je pense à cela, si on prend un seul lecteur et si c’est moi ce lecteur-là, ça c’est un lecteur très exigeant. Si moi je suis satisfait, ce lecteur exigeant, je pense que cela touche les autres aussi.
Oui, c’est-à-dire l’image que vous avez des lecteurs c’est au fond un image de miroir dans quelque sorte?
Gao Xingjian: Oui, c’est vrai.
Quand j’ai écouté votre discours de Nobel, un discours magnifique de mon avis, j’ai pensé que surtout vous avez dit sur la solitude de l’écrivain, la solitude nécessaire et essentielle de l’écrivain, c’est quelque chose qu’on pourrait aisément commenter en faisant référence à l’histoire de la littérature occidentale, en particulier ce que nous appelons le romantisme. On aurait pu citer Baudelaire etc. Mais j’ai le soupçon qu’il existe aussi dans la tradition chinoise, dans la littérature ancienne en Chine, des figures de solitude de l’écrivain. Est-ce vrai?
Gao Xingjian: Oui, c’est vrai, c’est la grande littérature chinoise. C’est toujours sous la plume d’un grand solitaire, lettré, loin du pouvoir, loin de la Cour souvent … Moi, j’appelle ça, parce que c’est assez varié, il y a une culture très Confucéenne, ça c’est bien lié à un pouvoir impérial même et pourrait même bien servir un pouvoir suprême. C’est une culture chinoise, mais c’est pas toute culture chinoise. Il y a aussi cette tradition intéllectuelle, de la philosophie taoiste et aussi de l’esprit de Zen Bouddhisme. Ce sont les genres, si cela a une influence au lettré, souvent cela est comme marqué … un esprit que j’appelle … ça … l’ermitage.
Il y a une forte littérature très, très belle, souvent la plus brillante, on peut l’appeler aussi la littérature de forêt et de montagne, mais ce sont souvent des lettrés qui fuient la politique, qui fuient l’oppression. Les pages les plus brillantes de la littérature chinoise sont plutôt marquées par cet esprit là, comme ce grand poète Li Pei du temps. Il a quitté la Cour et ça c’est la plus brillante page de ce poème.
Et vous suivez les pas de ces grands maîtres en écrivant La Montagne de l’Âme?
Gao Xingjian: Oui, et je ne suis pas du tout révolutionnaire! Ha ha ha.
Une dernière question, qui est très proche à cette autre question, parce que maintenant nous avons plongé dans l’Antiquité de quelque sorte −
l’Antiquité de la culture occidentale qui a beaucoup de pareil, je crois, avec les traditions de la Chine en ce qui concerne par exemple la figure du philosophe. Parce qu’il y avait au temps des Grecs et des Romains, une exigence des philosophes d’accomplir une sorte d’unité de la vie et de la doctrine, c’est-à-dire non seulement de prononcer des phrases ou d’ériger une idéologie mais aussi de transformer sa vie en une expression de l’hérité que l’on voulait enseigner. Je suppose qu’il y a un peu la même chose dans la tradition chinoise.
Gao Xingjian: Oui, ce n’est pas une fusion de vie à la philosophie. Moi je préfère plutôt que le bon c’est la pensée, c’est plus large et souvent c’est plus étroitement liée à la vie, à la vraie vie, pas seulement à une métaphysique, une spéculation, mais purement de raison. Dans ce cas là … Moi, je suis aussi baigné de cette tradition on peut dire, mais je pense qu’il y a aussi de grands auteurs occidentaux comme Dante, dans l’Antiquité et aussi des penseurs contemporains comme Beckett. C’est un penseur.
Oui, et c’est aussi un reclus et c’est quelque chose qu’il a choisi, l’indépendance pure. Il s’est presque retiré de tout contact avec les média, avec le monde social, et il a vraiment mené l’existence d’un ermite.
Gao Xingjian: C’est ça. Pour moi la vraie littérature ne peut pas être née dans le bruit, dans le fracas et dans la mode non plus. Mais il y a aussi quelque chose de la mode, qui est intéressant, mais c’est une autre vie culturelle.
Peut-être intéressant pour quelques jours, comme quand nous, à la Fondation Nobel, nous vous avons arraché de votre ermitage à Paris et vous avons fait venir ici.
Gao Xingjian: Oui, mais les mass media sont tellement développés aujourd’hui.
Oui, et un centre des cérémonies, c’est splendide ainsi que une fête. Je me souviens que les anciens, les Grecs et les Romains, redoutaient beaucoup plus la réussite que l’échec, parce qu’ils croyaient que la réussite faisait ébranler l’équilibre de l’âme, mais l’échec fortifie la résistance de l’âme. Alors, j’espère que la réussite ne va vous perdre!
Gao Xingjian: Non, forcément pas. Après cette période d’enthousiasme j’ai tellement généralisé, et après on devrait se replonger dans le travail. C’est nécessaire.
Oui, merci à vous.
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