René Cassin – Conférence Nobel

French

Conférence Nobel, Oslo, 11 décembre 1968

La charte des droits de l’homme

Madame la Présidente,
Mesdames, Messieurs,

Dans la séance du 10 décembre, il m’a été donné de rendre un légitime hommage à la Nation norvégienne en la personne de son Roi, à Alfred Nobel, fondateur du Prix de la Paix, décédé le 10 décembre 1896, et aux lauréats distingués depuis 1901 pour les services rendus à l’humanité. Mais j’ai conscience de n’avoir pas payé mon juste tribut de gratitude aux membres du Comité Nobel pour le Prix de la Paix et en particulier, à sa présidente, Madame Aase Lionnæs qui, en 1948, a représenté la Norvège à l’Assemblée générale des Nations Unies dont la Commission même a délibéré sur la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

Je souhaite qu’il me soit permis de réparer au seuil de cette allocution, un retard qui pourrait paraître un oubli injustifiable : l’indépendance et l’impartiale rigueur dont ce Comité a toujours témoigné ne font qu’accroître le prestige mondial du Prix Nobel de la Paix, accroître aussi pour son bénéficiaire (individu ou institution) l’éclat de la distinction dont il est l’objet. Lorsqu’en outre l’opinion publique et les hommes représentatifs des plus hautes valeurs morales ratifient le choix du Comité Nobel, le but poursuivi par le fondateur du Prix est plus près d’être atteint.

S’il appartient au Comité Nobel de peser et de donner au public les raisons de son choix, le lauréat a, de son côté, le devoir d’exposer publiquement les mobiles qui ont inspiré son action vers la Paix en général ou en faveur de tel ou tel de ses éléments. C’est seulement après s’être acquitté de cette obligation de conscience qu’il a le droit de jeter un coup d’oil sur le chemin parcouru, en vue surtout de convaincre ses auditeurs et tous les autres hommes, de la nécessité, mais aussi de la possibilité de pousser plus avant l’action vers l’instauration d’un monde plus humain.

Je confesserai tout d’abord que je ne suis entré dans la vie active que peu après le début de ce siècle, – avec une vocation précoce pour l’apostolat. Certes, je me suis tout jeune passionné pour l’enseignement, intéressé aux affaires internationales et aux lectures sociales. Les actes de courage civique dont j’ai été tout enfant le témoin, accomplis par un médecin militaire âgé, ami de ma famille, m’ont inspiré une vive admiration. De même un peu plus tard les cas d’injustices commises au détriment, non seulement du Capitaine Dreyfus, mais aussi de personnes très modestes, m’ont cruellement offensé. Cependant, par une sorte de pudeur et même de méfiance vis-à-vis de mes impulsions, je me suis abstenu pendant toute la durée de mes études supérieures de droit et de lettres en vue du professorat de traiter des sujets d’ordre politique, encore que le droit technique des contrats et obligations soit dominé par des principes moraux, notamment celui de la bonne foi. Pareillement, le problème des droits de l’Etat dans les successions laissées à leur mort par les particuliers, présente des aspects sociaux de première grandeur.

C’est véritablement la guerre de 19141-918 qui m’a tiré du confort moral provisoire ou, pour être moins sévère, de la concentration à laquelle je m’étais astreint. Cette guerre m’a marqué très profondément et pour toujours, comme beaucoup de mes camarades. Mais ce ne fut pas tant à cause de l’horreur spectaculaire du champ de bataille ou des souffrances de l’hôpital que par la vue des conséquences durables et désolantes de la guerre à l’égard des soldats invalides et des familles privées de leur soutien mort pour le salut de tous. Je n’ai pu admettre que la solidarité nationale se bornât, vis-à-vis de ces victimes-là, à une sorte d’aumône charitable. C’est pourquoi je me suis joint très tôt à ceux qui ont lutté – et victorieusement – pour la reconnaissance du droit à réparation des dommages personnels subis au service de la collectivité nationale. En dehors des pensions, la dignité humaine et l’intérêt bien compris de notre pays appauvri d’hommes exigeaient que des invalides nombreux fussent reclassés dans la société par des mesures telles que l’appareillage, la rééducation professionnelle, les prêts à l’établissement et que nos 800 000 orphelins mineurs fussent l’objet, pour leur éducation, d’une protection spéciale de la Nation.

C’est en partant de cette première tâche que mes camarades les plus éminents et moi avons jugé indispensable de remonter jusqu’aux causes et de chercher à faire respecter le vou suprême de ceux qui s’étaient sacrifiés pour que cette guerre fût « la dernière ». Sitôt assurées les réparations, nous avons commencé la préparation de l’avenir.

Notre premier geste a été d’approuver la création de l’Organisation Internationale du Travail en rencontrant dès 1921 les représentants des associations d’invalides de guerre des deux camps précédemment ennemis. Sous les auspices d’Albert Thomas nous avons commencé à confronter nos législations sociales, réalisées ou souhaitées ; mais aussi, nos besoins et nos aspirations vers la Paix.

Nous avons été ainsi conduits à nous concerter entre hommes ayant fait la guerre, afin d’apporter notre appui à ceux des hommes d’Etat qui avaient vraiment assez compris les leçons de cette guerre mondiale, pour essayer d’en prévenir le renouvellement. Notre effort s’est notamment traduit par l’entrée massive en 1922 de nos groupements français dans l’Association française pour la S.D.N. et par la création en 1925-26 d’une Conférence internationale des Associations d’Anciens Combattants (C.I.A.M.A.C.) dont les chefs entièrement sincères ont payé de leur influence, de leur liberté et souvent aussi de leur vie, lorsque les fauteurs de haine, les tenants de la violence ont relevé la tête et pris le pouvoir en Allemagne et ailleurs. Je n’ai pour ma part jamais oublié le discours prononcé en cette année noire de 1934, le 6 juillet 1934 exactement à Munich par Rudolph Hess, l’ami d’Hitler, dans lequel il annonçait comment le régime nazi, déjà fauteur d’assassinats retentissants, se préparait à désagréger le moral des anciens combattants des pays libres : il a tenu parole hélas! C’est vainement que certains d’entre nous avons tenté de parer à une telle manouvre préparatoire des futures guerres d’agression.

Les efforts pacifiques de la C.I.A.M.A.C. ont été en leur temps signalés à l’attention du Comité Nobel de la Paix. Mais déjà l’invasion de la Pologne mettait l’Europe en feu. Qu’il soit permis au moins à un des survivants privilégiés de la première guerre de saluer ceux qui n’ont pas eu le bonheur de réussir, mais qui ont eu l’insigne honneur de tenter jusqu’au bout le sauvetage de la paix.

Cependant, au sein de la Société des Nations, les problèmes cruciaux commençaient à se poser. Il avait fallu tardivement exclure le Japon. Mais pour l’Allemagne d’Hitler, ce fut autre chose. Saisie d’une plainte concernant la violation de traités de minorités, l’Assemblée de Genève en 1933, s’était mise d’accord sur un texte très modéré, invitant tous les Etats « qu’ils soient ou non liés par des conventions spéciales » à respecter les droits fondamentaux de leurs ressortissants. Hitler ne pouvait supporter une telle affirmation. Il en prit prétexte pour rompre avec éclat avec la S.D.N. et échapper ainsi à tout contrôle sur ses armements, alors clandestins, qu’il glorifia depuis.

Si je rappelle cet événement, c’est parce que, sans être la cause unique de la deuxième guerre mondiale, il a imprimé dès ce moment à tous les actes atroces qui ont amené une catastrophe où 72 millions d’êtres humains ont perdu la vie, son véritable caractère. Du côté des peuples contraints à se battre pour enrayer cette immense entreprise de destruction de la liberté et de la dignité humaine, la deuxième guerre mondiale a constitué une « véritable croisade des droits de l’homme ». C’est aussi, hélas! parce que de nos jours, un quart de siècle à peine après cette croisade victorieuse, on entend encore trop de conducteurs de peuples formuler au sujet de la souveraineté absolue, exclusive de l’Etat sur les êtres humains relevant de sa juridiction, des principes qui risquent de nouveau de mettre le monde en état d’anarchie et le plonger dans des guerres, en apparence locales, en réalité attentatoires à l’humanité entière.

Lorsque la France se résolut, avec l’Angleterre, à prêter assistance à la Pologne en légitime défense, le sens du duel qui s’engageait éclata aux yeux. Dès l’hiver de 1940, comme simple professeur, je dénonçais «l’Etat Léviathan contre l’homme et la communauté humaine » je plaçais le respect des droits de l’homme comme un des buts essentiels des sacrifices consentis. L’année suivante, en septembre 1941, devenu après le désastre momentané de mon pays, représentant de la France combattante aux Conférences interalliées de Saint-James, je joignais la voix des pays occupés à celles de Roosevelt et de Churchill sur la nécessité d’établir toute paix future sur la base des droits de l’homme. Comment, dès que la victoire s’est dessinée et au spectacle épouvantable offert par les camps d’extermination, aurions-nous pu, sans forfait, manquer à la parole donnée aux peuples dans les années d’épreuves?

J’ai ressenti le besoin de décrire – peut-être trop longuement – les étapes par lesquelles ont passé mes premières activités internationales entre 1920 et le début de la deuxième guerre mondiale, avant de mesurer l’importance du respect des droits de tous les hommes pour la paix internationale et de me consacrer plus totalement désormais à cet immense problème. Le Comité Nobel ayant amplement fait état, par la bouche de sa présidente, de la continuité de l’effort que j’ai pu fournir depuis vingt-cinq ans dans ce domaine, je n’aurais garde d’aborder ce point.

En revanche, et en raison de ce que je considère comme un grand privilège qui a été doublé d’un second, à savoir qu’il m’a été donné d’œuvrer en ce domaine sur les trois plans : national, universel et régional, il me sera permis de tirer quelques constatations et leçons de l’expérience acquise.

Jusqu’en 1940, l’effort collectif de la communauté humaine en faveur des droits de l’homme avait été consacré à la lutte contre le fléau de l’esclavage et le trafic des esclaves, les conventions d’ordre humanitaire s’échelonnant de 1864 date de la Charte de la Croix Rouge internationale jusqu’aux Conventions de la Haye sur le droit de la guerre. A ce noyau s’ajoutaient des conventions concernant les maladies contagieuses ou destinées à réprimer la fabrication de fausse monnaie, le trafic des armes, la traite des femmes, plus tard le terrorisme. En dehors de ces textes, les interventions « humanité » jouaient occasionnellement, mais ou bien venaient trop tard (massacres des Arméniens) ou bien tournaient en entreprises coloniales.

Le Pacte de la Société des Nations n’avait envisagé que la protection de certaines catégories d’hommes : les minorités nationales et les populations des pays sous mandat. Seul le statut de l’Organisation du Travail avait une voie large, réservée cependant à la protection des travailleurs en tant que tels.

Brusquement le monde s’est trouvé, du fait et à l’occasion des violations graves, systématiques et innombrables commises sur l’ordre d’une véritable bande, en face d’un problème d’une ampleur insoupçonnée : protéger tout l’homme et protéger les droits de tous les hommes. Aussi ne faut-il pas s’étonner des hésitations éprouvées par les représentants de l’ensemble des Nations, réunis à San-Francisco en 1945 pour adopter la Charte des Nations-Unies. Ils ont certes inscrit, comme promis, le respect et la promotion des Droits de l’Homme parmi les buts essentiels de la nouvelle organisation, à côté de la Paix internationale. Ils ont donné à certains organes principaux des attributions en ce domaine. Mais ils ont été extrêmement réservés, sinon timides. Ils n’ont pas osé édicter des dispositions précises semblables à celles que le statut de l’Organisation internationale du Travail stipule. Ils ont adopté sur ce sujet des textes assez faibles (le mot favoriser les droits de l’homme le prouve) – ou même équivoques. L’article 2, § 7 sur les questions relevant essentiellement de la compétence des Etats est en contradiction avec les articles 13, 65, 56, 62 de la Charte. Enfin, ils ont bien créé dans l’article 68 un organe spécial préposé à assurer le progrès des Droits de l’Homme, à savoir la Commission des Droits de l’Homme, mais ils n’ont pas défini ses pouvoirs, ce qui fait que, dès 1946, le Conseil économique et social des Nations-Unies lui a donné un statut identique à celui de toutes les autres commissions, organes auxiliaires des Nations-Unies.

La conséquence de ces hésitations et du caractère vague de telles innovations, c’est que la Commission des Droits de l’Homme elle-même a eu dès le début des doutes sur son rôle et ses fonctions en général. Il n’y a eu d’exception que pour celle très vaste, mais précise reçue par mandat prioritaire de l’Assemblée générale de 1946, à savoir préparer dans les plus courts délais la Charte des Droits de l’Homme que la Conférence de San-Francisco n’avait pas eu le temps ou le courage de dresser elle-même.

La Commission, composée originairement de 18 membres de nationalité et d’occupations différentes, a été conduite par un instinct juste en décidant d’élaborer avant toute autre chose, une Déclaration internationale ayant le caractère d’un manifeste de l’humanité organisée. En moins de dix-huit mois, elle a préparé un projet qui a été soumis à l’Assemblée générale et qui, au bout de cent séances de discussions élevées, souvent empreintes de passion, a été adopté en trente articles le 10 décembre 1948.

Par son existence même, cette Déclaration dénommée désormais « universelle » et qui n’a pas un caractère juridiquement obligatoire, a constitué un événement historique. Il est le premier monument d’ordre éthique que l’humanité organisée ait jamais adopté, précisément à l’époque où les pouvoirs de l’homme sur la nature se sont considérablement accrus du fait des découvertes scientifiques et où il importait de prévoir à quelle ouvre constructive ces pouvoirs devraient être employés. Son retentissement moral et politique a été considérable. Des huit Etats qui s’étaient abstenus lors du vote, en face de quarante-huit suffrages, six invoquent la Déclaration comme s’ils l’avaient votée. Tous les autres Etats, nouvellement admis aux Nations-Unies, se sont ralliés à celle-ci, si même ils n’en ont pas inséré certaines parties dans leur Constitution.

A l’analyse, la Déclaration ne perd rien de son autorité. Elle proclame, comme principes, l’ensemble des droits et des facultés sans la satisfaction desquels l’homme ne peut déployer pleinement sa personnalité physique, morale et intellectuelle. A la suite de débats qui furent présidés de bout en bout dans la Commission par Madame Eleanor Roosevelt mais qui furent parfois difficiles, la Déclaration universelle ne s’est pas inspirée exclusivement des déclarations nationales classiques d’Angleterre, d’Amérique du Nord ou de France concernant les libertés corporelles et celles d’ordre juridique, confessionnel ou politique. Elle a, en partant du droit de tout individu à la vie et de sa participation à la vie sociale, incorporé dans la liste des droits de l’homme le droit au travail et un certain nombre de droits économiques, sociaux et culturels. En résumé, grâce à des formules comme celle de l’article 22 couvrant l’ensemble de ces derniers droits, elle a établi un juste équilibre entre eux et les vieilles libertés, équilibre difficile à établir et respecter en pratique suivant les régimes, mais équilibre de principe érigé en idéal pour tous les pays.

L’autre caractéristique saillante de la Déclaration, c’est son universalité, elle s’applique à tous les êtres humains sans discrimination aucune, elle s’applique aussi à tous les territoires quelque soit leur régime économique ou politique. Elle s’explique sur la position de l’individu dans les différents groupes sociaux dont il fait partie notamment sur ses devoirs envers la collectivité et les autres membres de la société, mais en des termes postulant une société démocratique et excluant la toute-puissance d’un Etat autoritaire.

Si l’élaboration et l’adoption de la Déclaration ont été relativement faciles et heureusement réussies, personne n’ignore que les autres volets du tryptique formé par la Charte ont été beaucoup plus difficiles et longs à élaborer. La Commission des Droits de l’Homme a mis six années avant de pouvoir soumettre à l’Assemblée les deux projets de Pactes jumelés préparés par elle, l’un relatif aux droits civils et politiques, l’autre aux droits économiques, sociaux et culturels. Elle s’est trouvée, en effet, en présence de deux difficultés à surmonter.

La première qui a été résolue positivement était celle de savoir si le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qui était jusqu’alors un principe politique et de caractère essentiellement collectif, devait être inséré dans des Pactes destinés à appliquer les droits proclamés dans la Déclaration universelle, ne concernant que les droits de l’individu, exercés isolément ou collectivement. La solution donnée s’explique historiquement par le mouvement de décolonisation et plus généralement d’émancipation des collectivités territoriales, qui a suivi logiquement la victoire des principes de liberté invoqués au cours de la deuxième guerre mondiale.

Pour être en apparence de simple méthode, la seconde difficulté n’a pu être surmontée qu’après de longs débats à l’issue desquels l’Assemblée des Nations-Unies, après s’être en 1950 prononcée pour la confection d’un seul Pacte englobant tous les droits proclamés par la Déclaration, s’est ravisé en 1951 et par la suite elle a invité la commission à suivre sur ses instructions le système des deux Pactes, assortis chacun de leurs dispositions substantives sur le contenu des obligations des Etats, et de leurs mesures d’application respectives. Avec temps, il s’est confirmé que ce système cadre mieux avec les particularités de chaque catégorie de droits.

Les débats devant l’Assemblée générale des Nations-Unies se sont poursuivis durant dix-huit années. Leur lenteur s’explique en partie par le fait que, chaque année, des Etats nouvellement parvenus à l’indépendence et introduits dans la troisième commission de l’Assemblée avaient besoin de se former une conviction sur l’utilité des Pactes en général et sur l’incidence éventuelle de ceux-ci sur leurs institutions. Mais cette explication n’est que partiellement valable. La plus puissante cause de ce retard a été le désir chez certaines puissances de retarder le plus longtemps possible les discussions sur les mesures de mise en ouvre pourtant modestes votées par la Commission des Droits de l’Homme et considérées comme attentatoires à la souveraineté des Etats. Le vote final n’est intervenu en 1966 à l’unanimité que parce qu’à la veille de l’Année internationale des Droits de l’Homme une obstruction trop prolongée n’était plus concevable. Le prix payé a d’ailleurs été lourd. Les mesures de mise en ouvre des deux Pactes, mais surtout celles du Pacte relatif aux droits civils et politiques, ont été considérablement affaiblies au point qu’elles ont pris un caractère facultatif. La seule compensation obtenue, grâce à l’influence des Organisations non gouvernementales, a été la timide ouverture aux particuliers de l’accès des organes de contrôle de l’exécution du Pacte relatif aux droits civils et politiques.

Ainsi, depuis le vote unanime de l’Assemblée générale, la Charte des Droits de l’Homme est devenue un ensemble complet. Comme l’a dit le Secrétaire général U Thant, « elle est parachevée ».

Avons-nous le droit, vingt années après la Déclaration universelle, de nous déclarer satisfaits?

Pour qui mesure de quelle dispersion, pour ne pas dire de quelle anarchie, le monde des Etats vient de sortir, ainsi que les difficultés qu’il a fallu surmonter une à une, l’adoption même tardive de la Charte est un événement heureux qui prépare une véritable révolution juridique. Désormais, il n’y aurait plus de doute sur la question essentielle, celle de savoir si les Etats ont gardé ou perdu leur compétence exclusive traditionnelle sur la manière de traiter leurs ressortissants : citoyens et sujets. Cette compétence des Etats sera toujours à la base. Elle demeurera primordiale. Mais elle ne sera plus exclusive. Elle pourra à un moment donné, en cas de plainte formulée dans certaines conditions et devant certains organes internationaux, être transférée sur ces organes, c’est-à-dire sur l’ensemble de l’humanité juridiquement organisée. Cela signifiera deux choses : d’abord l’ascension définitive de chaque être humain au rang de membre de la société humaine (en droit on dira de sujet du droit des gens); ensuite, cela signifiera que les Etats consentent à exercer leur souveraineté sous l’autorité de la loi internationale, ainsi que le Pape Jean XXIII l’a signalé dans l’Encyclique Pacem in terris qui fut son testament.

Mais ce résultat est-il prêt d’être atteint? C’est ici que nous devons en appeler au sens des responsabilités des conducteurs de peuples et en même temps aux aspirations de l’homme du commun qui forme un élément de l’opinion publique.

Les retards apportés à l’adoption des Pactes et à l’achèvement de la Charte des Droits de l’Homme ont été très préjudiciables dans l’ensemble au progrès des garanties des droits de l’homme. Ils ont permis aux administrations dans chaque pays de revenir aux vieilles conceptions, sans les formuler d’une manière menaçante, celle entre autres qu’Hitler avait exprimés en 1933 à Genève par la bouche de Goebbels.

A la vérité, ces retards n’ont pas été encore mortels pour l’humanité et leurs effets néfastes ont été tempérés dans une certaine mesure. D’une part, lorsque des questions urgentes se sont posées et ont été prises à cour par des groupes énergiques, des conventions universelles mais à objectif limité ont été proposées ou sont déjà votées, en vigueur ou près de l’être. Je citerai comme exemple l’exclavage contre lequel en 1956 une convention complémentaire de celle de 1926 a été adoptée. Je citerai encore plusieurs conventions tendant à améliorer la condition de la femme (nationalité, droits politiques, liberté du consentement au mariage, salaire, etc …) et enfin la lutte contre les discriminations en matière d’emploi ou de placement (B.I.T. 1958), d’éducation (UNESCO, 1960 et 1962) et plus récemment pour l’élimination des discriminations raciales votée aux N.U. en décembre 1965, sur le point d’entrer en vigueur.

Comme avantage précieux compensateur de retards, je relèverai la possibilité que les Etats venus ou revenus récemment à l’indépendance ont eue de discuter ces Pactes et d’y fournir leur apport. Nul ne peut oublier la part très honorable prise par certains représentants de ces jeunes Etats aux initiatives qui ont comblé les ornières et emporté le vote final.

La troisième circonstance sur laquelle je tiens à insister, c’est l’adoption par les Etats-membres du Conseil de l’Europe d’une convention dite de sauvegarde des droits de l’homme en date du 4 novembre 1950. Cette convention qui avec ses protocoles annexes et la Charte sociale européenne vise à appliquer effectivement les principes delà Déclaration universelle est en vigueur depuis 1953. Elle fonctionne. Elle a déjà eu un double effet : d’une part, ses dispositions ont été rendues obligatoires à l’intérieur des Etats-parties, influant ainsi sur leur droit national. D’autre part, sa fidèle exécution est soumise au contrôle d’institutions européennes créées à cet effet : Commission européenne, Comité des Ministres, Cour Européenne des droits de l’homme. Ces organes fonctionnent tous normalement dans le respect des Etats et des particuliers. Le nombre des cas à elles soumises est déjà considérable. Pour la première fois on se trouve en face d’arrêts d’une Cour, peu nombreux il est vrai, qui ont une autorité décisive et qu’il importe que les Etats-parties à la Convention observent ponctuellement. Quoi qu’en disent les pessimistes systématiques, il y a au moins un continent où un groupe imposant d’Etats s’est efforcé de tirer les leçons de la deuxième guerre mondiale. Malheureusement, il faut convenir qu’une partie de l’Europe se trouve en dehors du rayon d’influence de la Convention. A l’intérieur même des membres du Conseil, il y a inégalité de force entre les adhésions. Onze Etats ont accepté la possibilité de plaintes dirigées contre eux par des particuliers ou des groupes. Mais certains ont seulement accepté la convention, comme ne les liant qu’envers d’autres Etats. Deux autres, dont mon pays, n’ont pas encore donné leur ratification. Enfin, un Etat-partie est en ce moment l’objet de requêtes d’autres Etats pour non respect de la Convention.

Au point où nous sommes parvenus et fort de l’expérience acquise par un examen continu de la situation sur les trois plans : national, universel et régional, nous sommes en mesure maintenant de dégager quelques conclusions.

Tout d’abord, il y a le plus grand intérêt à ce que dans chaque Etat un système de garanties et notamment de recours devant des juridictions inpendantes soit organisé au profit des individus sans discrimination. Le plus sûr moyen pour un Etat d’éviter des immixtions extérieures, c’est de reconnaître et assurer lui-même sur les territoires relevant de sa juridiction le respect des droits et des libertés fondamentales.

Secondement, il ne peut être question de laisser attenter à l’universalité de la Déclaration. Il y a des libertés fondamentales et des droits communs à tous les êtres humains sans discrimination possible. Ce sont les plus opprimés, les plus faibles de ceux-ci qui seraient menacés par des initiatives de fragmentation des rayons d’action de la Déclaration.

En troisième lieu, l’universalité de principes de la Déclaration ne crée aucun obstacle raisonnable à l’établissement de systèmes régionaux d’application de ces principes. L’Europe a réellement donné un bon exemple au lendemain de 1948 et moi qui suis universaliste déterminé, j’ai pu vérifier que certains contrôles sont plus aisément acceptés, s’ils sont organisés entre nations voisines ou de civilisation proche. Les familles de droit et de mours ne sont pas une invention arbitraire. Il faut espérer que le nouveau-monde verra aussi des formations régionales. En Asie, Afrique et dans le monde socialiste les idées sont discutées. Mais il manque encore des réalisations.

En quatrième lieu, il est extrêmement souhaitable que la Charte des Droits de l’Homme prenne vie le plus tôt possible. Pour cela, la ratification de 35 Etats du monde pour chaque Pacte est indispensable. A l’heure actuelle, à ma connaissance, aucune ratification, même avec réserve, n’est intervenue. Donc, ne laissons pas s’accréditer que l’organisation des Nations-Unies est coupable et ne fait rien; les juristes ont, pour le moment, fait leur part. Aux opinions publiques d’agir pour que les gouvernements fassent la leur.

Je veux ici adresser un appel spécial aux peuples européens. Bien qu’ils bénéficient pour la plupart des garanties de la Convention de 1950, les divergences qui séparent ce texte du Pacte universel relatif aux droits civils et politiques ne sont pas telles, au jugement motivé des experts gouvernementaux européens, qu’elles puissent faire obstacle à une ratification de ce Pacte par les Etats européens.

Ce serait un exemple magnifique qu’ils donneraient à l’ensemble des peuples, s’ils se concertaient pour une telle ratification. Il me semble qu’ils assureraient aux Droits de l’homme dans les autres continents un avenir bien nécessaire. L’entrée en vigueur de ce Pacte constitue à mon opinion l’étape la plus importante que l’on puisse espérer dans l’avenir prochain.

J’ai jusqu’ici limité mes conclusions aux matières relevant de la Déclaration Universelle et des Pactes généraux ou à objectifs limités consécutifs.

J’estime que, sans cesser d’étudier des projets de réforme juridiques plus larges, tels que la création d’un Haut-Commissariat aux Droits de l’homme, un accès plus aisé des particuliers aux voies de recours internationaux, l’institution indispensable d’une Cour de Droit pénal international et bien d’autres intéressants, les organisations civiques non gouvernementales devraient concentrer leur effort principal pendant le temps nécessaire, pour que les travaux déjà accomplis aux Nations-Unies se matérialisent enfin par des résultats tangibles. Il sera temps, lorsque les mécanismes prévus par les Pactes auront été éprouvés en pratique, de les coordonner et de les renforcer. Ce serait faire le jeu de ceux qui ne veulent aucun progrès que de ne pas valoriser les projets déjà faits, même insuffisants. Je ne crois pas aux « nuits du 4 août » dans ce monde tendu et dur qui est en pleine transition. Il faut saisir au vol toute occasion de renforcer son unité.

Cependant, en dehors de ce problème crucial de l’entrée en vigueur des pactes, plusieurs autres doivent être abordés sans tarder.

L’un c’est la mise au point du rôle et des méthodes de la Commission des Droits de l’homme. Cet organisme a fort bien travaillé, après l’accomplissement de son mandat pour la Déclaration et les Pactes, en préparant toute une série de conventions contre les discriminations. Mais depuis deux ans, elle cherche sa voie et tend à devenir un organe d’instruction des affaires concrètes, ce qui n’est pas hors de son rôle théorique mais que pratiquement elle n’est pas outillée pour accomplir. Il est nécessaire aussi que la Commision attache une importance essentielle à son rôle de vérificateur des rapports périodiques que les Etats doivent déposer sur la manière dont ils respectent les Droits de l’Homme. L’exécution des obligations assumées par eux relève au premier chef de la Commission.

Un second ordre de dispositions encore bien plus urgent me paraît devoir être pris pour protéger les agents et les activités de la Croix-Rouge internationale. Celle-ci a, depuis les conventions de Genève de 1949, vu son rôle s’élargir à tous les cas de conflits armés, même n’ayant pas le caractère de guerres étrangères. Or, à plusieurs reprises, depuis quelques années et, tout récemment, au Biafra, il s’est avéré que les agents de la Croix-Rouge envoyés pour des missions humanitaires étaient molestés, menacés, tués et qu’il a fallu qulquefois les retirer pour assurer leur sécurité.

Je n’ai pu sans honte lire ou écouter de tels récits. A mon avis, il n’y a pas de tâche plus urgente pour la sauvegarde des Droits de l’Homme que celle de prévenir de tels attentats et d’en réprimer la perpétration. L’humanité se doit de garder, escorter et protéger ceux qui la représentent et se livrent aux activités bienfaisantes.

*

Je n’ai pu aborder ici qu’un des aspects – à la vérité immense – des conditions de la paix internationale. Nul ne saurait oublier les autres, tels que l’éducation, le désarmement, la coopération technique et financière.

En définitive, l’organisation de la paix doit se baser sur des considérations de raison et d’intérêt bien entendu. Elle suppose des efforts immenses pour modifier par l’éducation des mentalités anciennes – travailler à des limitations d’armements, manifester sa solidarité envers ceux qui ont faim, coopérer à la consolidation des entités familiales ou étatiques. Mais la raison ne suffit pas. Les facteurs émotionnels et notamment le sentiment de la justice ne sauraient être abandonnés à ceux qui les utilisent pour la haine et la destruction.

Au moment de me séparer avec émotion de ce pays où la paix et le droit son hautement prisés, permettez à un citoyen français serviteur de la paix et du droit de rappeler, comme un acte de foi en l’homme, ces deux vers d’un poète français qui reçut un des premiers, le Prix Nobel de la Littérature :

J’adore ma patrie d’un cour qui la déborde
Et plus je suis français, plus je me sens humain.

On a pendant les années douloureuses où la liberté des peuples était menacée demandé à ceux-ci de tenir jusqu’au bout. L’heure est venue de proclamer que, pour l’organisation de la paix et la dignité de l’homme, chacun de nous doit travailler et lutter jusqu’au bout.

From Les Prix Nobel en 1968, Editor Wilhelm Odelberg, [Nobel Foundation], Stockholm, 1969

Copyright © The Nobel Foundation 1968

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MLA style: René Cassin – Conférence Nobel. NobelPrize.org. Nobel Prize Outreach AB 2024. Thu. 16 May 2024. <https://www.nobelprize.org/prizes/peace/1968/cassin/26132-rene-cassin-conference-nobel/>

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